Tom grelottait
à côté de sa bicyclette. Nick s’étonnait des caprices de la tornade qui avait pratiquement démoli la grange mais n’avait pas daigné toucher à leurs bicyclettes, quand il vit que Tom pleurait. Il s’approcha de lui et passa le bras autour de son cou. Les yeux vides, Tom regardait fixement la grange. Avec le pouce et l’index, Nick lui fit signe que tout allait bien. Tom regarda son geste, mais le sourire que Nick avait espéré n’apparut pas sur son visage. Tom regardait toujours la grange, avec un regard de bête traquée.
– Il y avait quelqu’un.
Nick voulut sourire, mais ses lèvres étaient comme glacées. Il montra Tom, se toucha la poitrine avec le doigt, puis fit un geste sec de la main, pour dire toi et moi, c’est tout.
– Non, pas simplement nous deux. Quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui est venu avec la tornade.
Nick haussa les épaules.
– On s’en va ? S’il
vous plaît.
En suivant le sentier que la tornade avait tracé sur son passage, ils revinrent jusqu’à la route. La tornade avait frôlé la sortie ouest de Rosston, avait traversé la route 283 en direction de l’est, arrachant les fils électriques comme des cordes à piano, avait évité la grange sur la gauche et avait frappé de plein fouet la maison de ferme qui se trouvait – qui s’était trouvée devant la grange. Quatre cents mètres plus loin, le sillage qu’elle avait laissé dans le champ s’interrompait brusquement. Déjà les nuages se dispersaient et les oiseaux recommençaient à chanter paisiblement.
Tom faisait passer sa bicyclette par-dessus le garde-fou qui bordait la route. Ce type m’a sauvé la vie, se dit Nick. Je n’avais jamais vu de tornade. Si je l’avais laissé à May, je serais mort maintenant.
Il s’avança vers Tom et lui donna une bonne tape dans le dos en lui faisant un grand sourire.
Il faut trouver d’autres gens, pensa Nick. Il faut pour que je puisse lui dire merci. Pour que je puisse lui dire mon nom. Il ne sait pas lire. Je ne peux même pas lui dire mon nom.
Ils campèrent
cette nuit-là sur le terrain de base-ball de Rosston. Le ciel s’était complètement dégagé. Nick s’endormit très vite et passa une nuit paisible. Il se réveilla à l’aube le lendemain matin, heureux d’être à nouveau avec quelqu’un.
Il existait vraiment un comté de Polk dans le Nebraska. Il en fut d’abord très surpris, mais il avait beaucoup voyagé ces dernières années et sans doute quelqu’un lui avait-il parlé du comté de Polk sans qu’il en ait gardé le souvenir. Et il existait aussi une route 30.
Mais il ne pouvait pas vraiment croire, au moins pas dans la lumière éclatante du petit matin qu’ils allaient vraiment trouver une vieille femme noire assise sous sa véranda, au beau milieu d’un champ de maïs, en train de chanter des psaumes en s’accompagnant à la guitare. Il ne croyait pas aux rêves prémonitoires ni aux visions. Mais il fallait bien aller quelque part, trouver des gens. Et d’une certaine manière, Nick partageait le désir de Fran Goldsmith et de Stu Redman. Il fallait se regrouper sinon tout était hostile disloqué. Le danger rôdait partout, invisible mais bien réel, comme la présence de l’homme noir dans l’abri, hier. Oui, le danger était partout, dans les maisons, au prochain tournant de la route, peut-être caché sous les voitures et les camions qui encombraient les grandes routes. Et s’il n’était pas là, c’est qu’il se cachait quelque part dans le calendrier, deux ou trois feuillets plus loin. Son corps tout entier paraissait flairer le danger. PONT COUPÉ. SOIXANTE KILOMETRES DE
MAUVAISES ROUTES. À VOS RISQUES ET PÉRILS.
Cette sensation lui venait en partie de l’incroyable vide de la campagne. Tant qu’il était resté à Shoyo, il en avait été partiellement protégé. Que Shoyo soit vide n’avait pas tellement d’importance, du moins pas trop, car Shoyo était si petite dans l’ordre des choses. Mais dès qu’il s’était mis en route, c’était comme si… oui, il se souvenait d’un film de Walt Disney qu’il avait vu quand il était enfant, un film sur la nature. Une tulipe en gros plan sur l’écran, si belle que vous aviez envie de retenir votre souffle. Puis la caméra reculait à une vitesse vertigineuse et vous découvriez tout un champ de tulipes. Le choc était incroyable. La surprise était trop forte. Comme si un disjoncteur sautait quelque part et vous empêchait de comprendre. Il sentait maintenant la même chose depuis qu’il s’était mis en route. Shoyo était complètement vide, mais il avait pu s’y faire. Puis McNab était vide elle aussi, et ensuite Texarkana Spencerville ; Hardmore, rasée par l’incendie. Plus au nord, sur la route 81, une seule rencontre : un cerf. Deux fois, des traces qui indiquaient probablement la présence d’autres survivants : un feu de camp vieux de deux jours peut-être, un cerf que l’on avait abattu et dépecé. Mais pas un seul être humain. Et cette solitude pouvait vous rendre fou à mesure que vous commenciez à en saisir toute l’ampleur. Car il ne s’agissait pas simplement de Shoyo, de McNab ou de Texarkana ; c’était toute l’Amérique qui était ainsi abandonnée, comme une énorme boîte de conserve dans laquelle il ne resterait plus que quelques malheureux petits pois. Et au-delà de l’Amérique, c’était le monde entier. Nick était pris d’une sorte de vertige, d’une véritable nausée dès qu’il y pensait.
Il préféra se plonger dans son atlas routier. S’ils continuaient à rouler, peut-être feraient-ils comme une boule de neige qui grossit en dévalant une pente. Avec un peu de chance, ils rencontreraient quelques personnes avant d’arriver au Nebraska. Ensuite, ils s’en iraient tous ailleurs. Comme une longue quête sans but – pas de Saint-Graal, pas d’épée magique fichée dans un rocher.
Ils allaient remonter au nord-est, pensa-t-il, traverser le Kansas. L’autoroute 35 les conduirait jusqu’à Swedeholm, dans le Nebraska, où elle coupait la route 92, pratiquement à angle droit. Une troisième route, la 30, reliait les deux autres, comme l’hypoténuse d’un triangle droit. Et quelque part dans ce triangle se trouvait le pays de ses rêves.
Étrangement, rien que d’y penser, Nick avait hâte d’y être rendu.
Une ombre lui fit lever les yeux.
Tom était assis les deux poings sur les yeux, bâillant à se décrocher la mâchoire.
Nick lui sourit.
– On va encore faire du vélo aujourd’hui ?
Nick lui fit signe que oui.
– Chouette alors. J’aime bien mon vélo. Putain, ça oui ! J’espère qu’on va toujours faire du vélo !
Qui sait ? pensa Nick en refermant son atlas. Tu as peut-être raison.
Ce matin-là, ils
partirent en direction de l’est et déjeunèrent à un carrefour, non loin de la frontière qui sépare l’Oklahoma du Kansas. C’était le 7 juillet, et il faisait chaud.
Un peu plus tôt, Tom s’était arrêté devant un panneau routier, en dérapant comme il aimait le faire. VOUS
QUITTEZ LE COMTÉ DE HARPER, OKLAHOMA-VOUS ENTREZ DANS LE COMTÉ DE WOODS, OKLAHOMA.
– Je peux lire ça.
Si Nick n’avait pas été sourd, il aurait été touché et amusé par la voix stridente que Tom prit pour lire le panneau :
– Vous quittez le comté de Harper. Vous entrez dans le comté de Woods, dit Tom, comme s’il récitait une leçon.
Puis il se tourna vers Nick.
– Vous savez quoi, monsieur ?
Nick lui fit signe que non.
– Tom Cullen n’est jamais sorti du comté de Harper, jamais, jamais. Un jour, mon papa m’a emmené jusqu’ici et il m’a montré la pancarte. Il m’a dit que s’il me voyait de l’autre côté, il me donnerait une bonne raclée. J’espère bien qu’il va pas nous voir. Vous croyez qu’il va nous voir ?
Nick le rassura.
– Kansas City, c’est dans le comté de Woods ?
Nick secoua la tête.
– Mais nous allons dans le comté de Woods avant d’aller ailleurs, c’est ça ?
Nick acquiesça.
Les yeux de Tom brillaient de plaisir.
– Alors, c’est le monde ?
Nick ne comprit pas. Il fronça les sourcils… haussa les épaules.
– Je veux dire dans le monde.
Est-ce qu’on va dans le monde, monsieur ? Est-ce que Woods, ça veut dire le monde ? ajouta gravement Tom après un moment d’hésitation.
Lentement, Nick secouait la tête.
– Tant pis.
Tom regarda encore un moment le panneau, puis s’essuya l’œil droit où perlait une larme. Il remonta sur sa bicyclette.
– Tant pis, on y va.
Ils entrèrent
au Kansas juste avant qu’il ne fasse trop noir pour continuer. Tom avait commencé à bouder après le dîner, sans doute fatigué par la route. Il voulait jouer avec son garage. Il voulait regarder la télé. Il ne voulait plus faire de vélo, parce que la selle lui faisait mal au derrière. Ils étaient passés devant un autre panneau : VOUS ENTREZ AU KANSAS. Il faisait déjà si noir que les lettres blanches semblaient flotter comme des fantômes.
Ils campèrent un kilomètre plus loin, sous un château d’eau perché sur d’immenses jambes d’acier, comme un Martien de H. G. Wells. Tom se glissa dans son sac de couchage et s’endormit aussitôt. Nick resta assis quelque temps à regarder les étoiles percer la nuit.
Tout était noir, tout était tranquille. Avant qu’il se couche un corbeau se posa sur un piquet de clôture et Nick crut qu’il le regardait avec ses petits yeux noirs bordés d’un demi-cercle de sang – le reflet d’une énorme lune orange d’été qui s’était levée dans le silence. Le regard insistant du corbeau le mit mal à l’aise. Il ramassa une pierre et la lança dans la direction de l’oiseau. Le corbeau battit des ailes, le fixa d’un œil sinistre, puis disparut dans la nuit.
Cette nuit-là, il rêva de l’homme sans visage debout sur la terrasse, les mains tendues vers l’est puis du maïs –du maïs qui montait plus haut que sa tête – et du son de la musique. Mais cette fois, il savait que c’était de la musique ; cette fois, il savait que c’était une guitare. Quand une furieuse envie d’uriner le réveilla avant l’aube, les mots de la vieille femme résonnaient encore dans sa tête : On m’appelle mère Abigaël… viens me voir quand tu veux.
Dans l’après-midi, alors qu’ils roulaient vers l’est sur la 160, ils virent un petit troupeau de bisons – une douzaine peut-être – qui traversaient paisiblement la route, à la recherche d’un pâturage. Il y avait pourtant une clôture de fils de fer barbelés du côté nord de la route, mais les bisons l’avaient sans doute renversée.
– Qu’est-ce que c’est ?
demanda Tom, pas trop rassuré. Ce sont pas des vaches !
Et comme Nick ne pouvait pas parler, et que Tom ne savait pas lire, Nick ne put lui expliquer. C’était le 8 juillet 1990. Ils dormirent à la belle étoile, à soixante kilomètres à l’ouest de Deerhead.
Le 9 juillet, ils
déjeunèrent à l’ombre d’un vieil orme, dans la cour d’une ferme qui avait en partie brûlé. D’une main, Tom prenait des saucisses dans un bocal ; de l’autre, il jouait avec ses petites voitures. Et il chantonnait sans se lasser le refrain d’une chanson à la mode. Nick connaissait par cœur les mouvements que faisaient les lèvres de Tom : Baby, tu peux l’aimer ton mec – c’est un brave type tu sais – baby, tu peux l’aimer ton mec ?
Nick se sentait un peu découragé par l’immensité du pays ; il ne s’était jamais rendu compte auparavant à quel point il était facile de faire de l’auto-stop, sachant que tôt ou tard la loi des grands nombres ne pouvait que vous être favorable. Une voiture finissait toujours par s’arrêter, généralement conduite par un homme, le plus souvent une canette de bière coincée entre les cuisses. Il vous demandait où vous alliez et vous n’aviez qu’à lui tendre le bout de papier que vous gardiez toujours dans la poche de votre chemise, un bout de papier où l’autre lisait : « Bonjour, je m’appelle Nick Andros. Je suis sourd-muet. Désolé. Je vais à…
Merci beaucoup. Je sais lire sur les lèvres. » Et c’était tout. À moins que le type n’aime pas les sourds-muets (ce qui arrivait parfois, mais pas très souvent), vous sautiez dans la voiture et on vous emmenait où vous vouliez aller. Ou au moins, on vous faisait faire un petit bout de chemin. Les kilomètres défilaient. La voiture avalait les distances. Mais maintenant, il n’y avait plus de voitures. Dommage, car sur beaucoup de ces routes une voiture aurait été bien pratique pour aligner cent kilomètres d’un seul coup, en faisant attention. Et quand la route finissait par être bouchée, il aurait suffi d’abandonner la bagnole, de marcher un peu et d’en prendre une autre. Mais sans voiture, ils étaient comme des fourmis en train de trottiner sur la poitrine d’un géant endormi, des fourmis qui trottinaient inlassablement d’un mamelon à l’autre. Et quand Nick pensait au moment où ils finiraient par rencontrer quelqu’un (s’ils finissaient un jour par rencontrer quelqu’un), ce serait comme au temps où il faisait de l’auto-stop : l’éclat familier des chromes au sommet d’une colline, ce rayon de soleil qui éblouissait un peu, mais qui faisait tant plaisir. Et ce serait une voiture américaine comme toutes les autres, une Chevrolet Biscayne, une Pontiac Tempest, toutes ces bonnes vieilles bagnoles des usines de Detroit. Dans son rêve, ce n’était jamais une Honda ou une Mazda. Et la chignole s’arrêterait. Il verrait alors un homme au volant, un homme avec un coup de soleil sur le bras gauche. Et l’homme lui ferait un grand sourire : « Salut les gars ! Je suis drôlement content de vous voir ! Allez, grimpez ! Grimpez et voyons voir où qu’on s’en va ! »
Mais ils ne virent personne ce jour-là. Le 10, ils rencontrèrent Julie Lawry.
La journée
avait été torride. Ils avaient pédalé presque tout l’après-midi, la chemise nouée à la taille, et tous les deux commençaient à devenir aussi bruns que des Indiens. Ils n’avaient pas fait beaucoup de route cependant, pas aujourd’hui, à cause des pommes. Des pommes vertes.
Des petites pommes vertes, aigrelettes, qui poussaient sur un vieux pommier dans une cour de ferme. Mais il y avait longtemps qu’ils n’avaient pas mangé de fruits frais, et les petites pommes leur parurent délicieuses. Nick n’en prit que deux, mais Tom en engloutit six, l’une après l’autre, jusqu’au trognon, malgré les gesticulations de Nick qui lui faisait signe d’arrêter. Quand il avait une idée en tête, Tom Cullen se comportait comme un sale gosse de quatre ans.
Si bien que, dès onze heures du matin et pour le reste de l’après-midi, Tom avait eu une solide courante. Il ruisselait de sueur. Il gémissait. À la moindre côte, il devait descendre de sa bicyclette et monter à pied. Bien sûr, ils n’avançaient pas très vite, mais Nick ne pouvait s’empêcher de trouver la situation plutôt comique.
Quand ils arrivèrent à Pratt, vers quatre heures, Nick décida de s’arrêter. Tom s’écrasa sur un banc et s’endormit aussitôt. Nick le laissa et partit à la recherche d’une pharmacie. Il trouverait bien quelque chose contre la diarrhée. Et qu’il le veuille ou non, Tom avalerait le médicament quand il se réveillerait, toute la bouteille s’il le fallait. Parce qu’il devait être en forme pour le lendemain. Nick voulait rattraper le temps perdu.
Il trouva finalement une pharmacie et se glissa par la porte entrouverte. La pharmacie sentait le renfermé. Mais il y avait d’autres odeurs aussi, douceâtres, écœurantes. Une odeur de parfum. Peut-être des flacons qui avaient éclaté à cause de la chaleur.
Nick regarda autour de lui pour trouver le médicament qu’il cherchait. Il allait falloir lire l’étiquette pour savoir si le remède risquait de s’abîmer à la chaleur. Ses yeux glissèrent sur un mannequin et, deux rayons plus loin, sur la droite, il découvrit ce qu’il cherchait. Il avait fait deux pas dans cette direction quand il se rendit compte qu’il n’avait encore jamais vu de mannequin dans une pharmacie.
Il tourna la tête. Ce fut alors qu’il vit Julie Lawry.
Elle était parfaitement immobile, un flacon de parfum dans une main, un vaporisateur dans l’autre. Elle ouvrait de grands yeux bleus, médusés, incrédules. Ses cheveux châtains, ramenés en arrière, étaient retenus par un long foulard de soie qui retombait dans son dos. Elle était vêtue d’un mini-débardeur rose et d’un minuscule short en jeans, si court qu’on aurait presque pu le prendre pour une culotte. Elle avait de l’acné sur le front et un splendide bouton en plein milieu du menton.
Stupéfaits, elle et Nick se regardaient. Puis le flacon tomba par terre, explosa comme une bombe, et une odeur de serre tropicale se répandit dans la pharmacie.
– Vous… vous êtes réel ?
demanda-t-elle d’une voix chevrotante.
Nick sentait son cœur battre la chamade. Ses tempes bourdonnaient. Des éclairs passaient devant ses yeux.
Il fit un signe de tête.
– Vous n’êtes pas un fantôme ?
Il secoua la tête.
– Alors dites quelque chose.
Si vous n’êtes pas un fantôme, dites quelque chose.
Nick mit la main sur sa bouche puis sur sa gorge.
– Et qu’est-ce que ça veut dire ?
La voix de la jeune fille était devenue légèrement hystérique. Nick ne pouvait l’entendre… mais il la devinait, la voyait sur son visage. Il craignait de s’avancer vers elle, car elle allait s’enfuir. Ce n’est pas qu’elle avait peur de voir une autre personne, elle avait peur d’avoir une hallucination. Elle allait craquer. Si seulement il avait pu parler…
Il reprit donc sa mimique habituelle. Après tout, il n’avait pas le choix. Cette fois, elle parut comprendre.
– Vous ne pouvez pas parler ?
Vous êtes muet ?
Nick hocha la tête.
La fille éclata de rire.
– C’est bien ma chance !
Je rencontre quelqu’un, et il est muet !
Nick haussa les épaules et lui sourit d’un air penaud.
– Tant pis, t’es pas mal foutu. C’est déjà quelque chose.
Elle posa la main sur son bras et ses seins frôlèrent sa peau. Nick sentait au moins trois parfums différents, plus, en sourdine, un arôme assez peu ragoûtant de transpiration.
– Je m’appelle Julie. Julie Lawry. Et toi ? demanda-t-elle en gloussant. C’est vrai, tu peux pas me répondre. Mon pauvre…
Elle s’approcha un peu plus près, Cette fois, il sentit ses seins se presser contre lui. Il avait très chaud. Elle est cinglée, pensa-t-il. C’est encore une gosse.
Il s’écarta d’elle, sortit son bloc-notes de sa poche et se mit à écrire. Il n’avait pas écrit deux lignes qu’elle se penchait par-dessus son épaule pour voir ce qu’il voulait lui dire. Pas de soutien-gorge. Eh bien, celle-là, elle a vite oublié. Son écriture commençait à devenir un peu tremblée.
– Mince alors ! dit-elle en le regardant écrire, comme s’il était un singe savant en train d’exécuter un tour particulièrement difficile.
Nick avait les yeux sur son bloc-notes et ne put « lire » ce qu’elle disait, mais il sentit son haleine lui chatouiller le cou.
– Je m’appelle Nick Andros. Je suis sourd-muet. Je voyage avec un type qui s’appelle Tom Cullen. Il est un peu arriéré. Il ne sait pas lire et il ne comprend pas très bien ce que je fais. On s’en va au Nebraska. Je crois qu’il y a des gens là-bas. Viens avec nous si tu veux.
– D’accord, dit-elle aussitôt.
Puis elle se souvint qu’il était muet et fit un effort pour bien articuler : – Tu sais lire sur les lèvres ?
Nick fit signe que oui.
– Tant mieux. Je suis drôlement contente de voir des gens, même un sourd-muet et un débile. C’est plutôt bizarre ici. Je n’arrive pas à dormir depuis qu’il n’y a plus d’électricité.
Ma mère et mon père sont morts il y a quinze jours. Tout le monde est mort, sauf moi. Je suis si seule.
La fille jouait les héroïnes de romans-feuilletons. En étouffant un sanglot, elle se précipita dans les bras de Nick et se colla contre lui comme une sangsue. Quand elle s’écarta, elle avait les yeux parfaitement secs, mais très brillants.
– Allez, on fait l’amour. T’es plutôt mignon.
Nick la regardait, bouche bée. Non, il ne rêvait pas. Elle tripotait sa ceinture.
– Allez, je prends la pilule.
Pas de problème. Tu peux, hein ? demanda-t-elle après un moment d’hésitation.
Je veux dire, c’est pas parce que tu peux pas parler que tu peux pas faire le reste…
Il tendit les mains, voulant peut-être la prendre par les épaules, mais ses mains rencontrèrent ses seins. Ce qui lui ôta définitivement toute envie de résister qu’il aurait pu avoir. Ses idées n’étaient plus très claires. Il la coucha par terre et lui fit l’amour.
Plus tard, il
s’avança jusqu’à la porte en rattachant sa ceinture pour voir ce que faisait Tom. Il était toujours sur son banc, oublié du monde. Julie le rejoignit, un flacon tout neuf de parfum à la main.
– C’est le débile ?
Nick hocha la tête. Il n’aimait pas beaucoup ce mot.
Et elle se mit à lui parler d’elle.
Nick apprit ainsi, à son grand soulagement, qu’elle avait dix-sept ans, pas tellement moins que lui. Sa maman et ses amis l’avaient toujours appelée la madone, à cause de son visage angélique. Elle continua pendant une bonne heure à lui raconter sa vie, sans que Nick pût démêler le vrai du faux. Elle tombait à pic avec lui, lui qui était incapable d’interrompre son monologue. Nick en avait mal aux yeux de regarder le mouvement incessant de ses lèvres roses. Mais dès qu’il tournait la tête pour surveiller Tom ou pour regarder la vitrine fendue du magasin de vêtements, de l’autre côté de la rue, elle lui touchait la joue, le forçait à regarder sa bouche. Elle voulait qu’il « entende »
tout, qu’il sache tout. D’abord elle l’agaça, puis elle l’ennuya mortellement. Au bout d’une heure, il se prit à regretter de l’avoir rencontrée et à espérer qu’elle déciderait finalement de ne pas venir avec eux.
Elle adorait le rock et la marijuana, avec une préférence marquée pour le colombien. Elle avait eu un petit ami, mais il en avait eu marre de la « vie pépère » et il avait abandonné ses études pour s’engager dans les Marines, en avril. Elle ne l’avait pas revu depuis, mais il lui écrivait toutes les semaines. Elle et ses deux copines, Ruth Honinger et Mary Beth Gooch, allaient à tous les concerts rock qu’on donnait à Wichita. En septembre, elles étaient même allées jusqu’à Kansas City en stop pour voir Van Halen et les Monsters of Heavy Metal. Et… oui elle s’était envoyé le bassiste, « le pied le plus fantastique de ma vie ». Elle avait « pleuré comme un veau » quand sa mère et son père étaient morts tous les deux en moins de vingt-quatre heures, même si sa mère était une « sale bigote » et que son père n’avait pu avaler que Ronnie, son mec, s’engage dans les Marines. Elle avait pensé terminer ses études, et puis devenir esthéticienne à Wichita, ou bien « foutre le camp à Hollywood et me faire embaucher par une de ces compagnies qui décorent les maisons des stars, je suis sacrément bonne en décoration intérieure, et Mary Beth a dit qu’elle viendrait avec moi ».
C’est alors qu’elle se souvint tout à coup que Mary Beth Gooch était morte et que son rêve de devenir esthéticienne ou décoratrice d’intérieur pour les grandes stars du cinéma s’était envolé avec elle… avec elle et tous les autres. Ce qui parut lui causer un chagrin un peu plus sincère. Rien d’une tempête cependant, à peine une petite averse qui ne dura pas.
Lorsque ce déluge de paroles commença à se tarir un peu – du moins temporairement – elle voulut « remettre ça » (comme elle le disait si délicatement). Nick secoua la tête, ce qui n’eut pas l’heur de plaire à la demoiselle.
– Tout compte fait, j’ai peut-être pas envie d’aller avec vous.
Nick haussa les épaules.
– Sale muet ! lança-t-elle tout à coup en le regardant d’un air méchant.
L’instant d’après, elle souriait : – T’en fais pas je disais ça pour rire.
Nick la regardait, impassible. On lui avait dit des choses bien pires, mais il y avait quelque chose dans cette fille qu’il n’aimait pas du tout. Elle était dingue. Elle n’était pas du genre à gueuler ou à vous gifler si elle se mettait en rogne ; pas celle-là. Celle-là, elle était du genre à vous déchirer avec toutes ses griffes. Et il eut subitement la certitude qu’elle lui avait menti sur son âge. Elle n’avait pas dix-sept ans, ni quatorze, ni vingt et un. Elle avait l’âge que vous vouliez… à condition que vous la désiriez plus qu’elle ne vous désirait, que vous ayez besoin d’elle plus qu’elle de vous. C’était une dingue du sexe, mais Nick pensa que sa sexualité n’était que la manifestation d’autre chose dans sa personnalité… un symptôme. Symptôme, un mot qu’on utilise pour les malades, non ? Est-ce qu’elle était malade ? D’une certaine manière, assurément.
Et, tout à coup, il eut peur qu’elle ne fasse du mal à Tom.
– Hé, ton copain se réveille !
Nick tourna la tête. Oui – assis sur son banc, Tom grattait sa tignasse, regardait autour de lui avec des yeux de chouette. Et Nick se souvint tout à coup de la diarrhée.
– Salut ! lança Julie.
Et elle courut vers Tom en faisant ballotter ses seins sous son minuscule débardeur rose. Tom la regardait arriver, mais plus du tout avec des yeux de chouette.
– Salut ? dit-il d’une voix hésitante en regardant Nick.
Nick haussa les épaules et lui fit signe que tout allait bien.
– Je m’appelle Julie. Comment ça va, mon gros canard ?
Pensif – et un peu malheureux – Nick retourna à la pharmacie chercher le médicament de Tom.
– Beurk, faisait
Tom en secouant la tête. Beurk, je veux pas. Tom Cullen n’aime pas les remèdes, putain non, c’est pas bon.
Excédé, Nick le regardait, le flacon à la main. Il tourna les yeux vers Julie et vit dans son regard la même lueur moqueuse que tout à l’heure quand elle s’était moquée de lui – pas une lueur à vrai dire, mais un éclair dur, impitoyable, le regard qu’a une personne totalement dépourvue de sens de l’humour lorsqu’elle s’apprête à vous taquiner.
– T’as raison, Tom, dit-elle.
Ne bois pas, c’est du poison.
Nick en resta bouche bée. Elle lui fit un grand sourire, les mains sur les hanches, comme si elle le mettait au défi de convaincre Tom. Sa revanche, peut-être, pour le punir de ne pas avoir voulu « remettre ça ».
Nick se retourna vers Tom et avala une gorgée de médicament. La colère lui faisait battre les tempes. Il tendit la bouteille à Tom, mais l’autre n’était toujours pas convaincu.
– Non, beurk, Tom Cullen ne boit pas de poison. Papa a dit de pas boire de poison. Papa a dit que c’est pour tuer les rats dans la grange ! Pas de poison !
Tout à coup, incapable de supporter davantage son sourire moqueur, Nick se tourna vers Julie et lui lança une gifle à toute volée. Tom les regardait, les yeux écarquillés.
Stupéfaite, Julie ne trouvait pas ses mots. Elle rougit un peu et son visage prit une expression méchante d’enfant gâté.
– Toi… toi, espèce de sale con de muet ! C’était pour rire, pauvre con ! T’as pas le droit de me frapper ! T’as pas le droit de me frapper, salaud !
Elle bondit vers lui mais il la repoussa. Elle tomba sur le derrière, son derrière moulé dans son short en jeans, la bouche déformée par la colère comme un chien qui montre les dents.
– Je vais t’arracher les couilles. T’as pas le droit.
Nick avait l’impression que sa tête allait éclater. D’une main tremblante, il sortit son stylo-bille et griffonna quelque chose sur son bloc-notes. Il déchira la page et la lui tendit.
Folle de colère, elle lui donna un coup sur la main et le papier tomba. Il le ramassa, la prit par le cou et lui fourra le papier devant les yeux. Tom pleurnichait, un peu à l’écart.
– D’accord ! Je vais lire ! Je vais lire tes conneries !
Le message n’était pas long : On ne veut pas de toi.
– Va te faire foutre ! hurla-t-elle en se dégageant.
Elle recula de quelques pas. Ses yeux étaient aussi bleus que dans la pharmacie lorsqu’il avait failli tomber sur elle, mais ils crachaient de la haine maintenant. Nick se sentait fatigué. Pourquoi avait-il fallu qu’il rencontre cette fille ?
– Je ne veux pas rester seule. Je viens avec vous. Et tu ne peux pas m’en empêcher.
Si, il pouvait. Elle ne l’avait donc pas encore compris ? Non, pensa Nick, elle n’a pas compris. Pour elle, tout ça n’était qu’un mauvais film d’horreur, un film dans lequel elle était la vedette elle, Julie Lawry, également connue sous le nom de Madone, elle qui obtenait toujours ce qu’elle voulait.
Il dégaina son revolver et visa les pieds de la fille.
Elle se figea aussitôt. Son visage était devenu livide. Ses yeux n’étaient plus les mêmes. Pour la première fois, elle voyait la réalité en face. Pour la première fois quelque chose était entré dans son monde qu’elle ne pouvait pas manipuler, du moins le croyait-elle.
Un pistolet. Nick avait mal au cœur.
– C’était pour rire, dit-elle d’une voix hachée. Je vais faire ce que tu veux, je promets.
Avec son arme, il lui fit signe de s’éloigner.
Elle se retourna et se mit à marcher en regardant derrière son dos. Elle marchait de plus en plus vite. Bientôt, elle se mit à courir et elle disparut au coin de la rue. Nick remit son pistolet dans son étui. Il tremblait. Il se sentait souillé, comme si Julie Lawry avait eu quelque chose d’inhumain, comme s’il avait touché une de ces horribles bestioles qui grouillent sous les arbres morts.
Il regarda autour de lui. Tom n’était plus là.
Sous le soleil de plomb, Nick partit à sa recherche. Son œil lui faisait affreusement mal. Des élancements terribles lui traversaient la tête. Il lui fallut près de vingt minutes pour retrouver Tom. Il était accroupi derrière une maison, deux rues plus loin, serrant dans ses bras son garage Fisher-Price. Et quand il vit Nick, il se mit à pleurer.
– S’il vous plaît, je veux pas boire. S’il vous plaît, Tom Cullen veut pas boire du poison, putain non papa a dit que c’était pour tuer les rats… S’il vous plaît !
Nick se rendit compte qu’il avait toujours à la main le flacon de Pepto-Bismol. Il le jeta et montra à Tom ses deux mains vides. Tant pis pour la diarrhée. Merci beaucoup, Julie, merci.
Tom sortit de sa cachette.
– Je demande pardon, bafouilla-t-il.
Pardon, Tom Cullen demande pardon.
Ils revinrent à la grand-rue… et s’arrêtèrent net. Les deux bicyclettes étaient par terre. Les pneus avaient été tailladés à coups de couteau. Le contenu de leurs sacs était éparpillé sur toute la largeur de la rue.
Puis quelque chose frôla le visage de Nick, très vite – il sentit une sorte de souffle –, et Tom détala en hurlant. Nick ne comprit pas tout de suite. Il regardait autour de lui quand il vit la flamme du deuxième coup de feu. Il venait d’une fenêtre du premier étage de l’Hôtel Pratt. Et il sentit comme une aiguille qui piquait le tissu du col de sa chemise.
Nick fit volte-face et s’élança derrière Tom.
Il ne pouvait pas savoir si Julie avait encore tiré ; ce qui était sûr, lorsqu’il rattrapa Tom, c’est qu’ils étaient tous les deux indemnes. Au moins nous sommes débarrassés de cette sorcière, se dit-il ce qui n’était qu’à moitié vrai.
Ils passèrent
la nuit dans une grange, à cinq kilomètres au nord de Pratt. Tom fit des cauchemars. Il se réveilla plusieurs fois et Nick dut le rassurer. Ils arrivèrent à Iuka le lendemain matin, vers onze heures, et trouvèrent deux bonnes bicyclettes dans un magasin d’articles de sports, Sport and Cycle World.
Nick, qui commençait enfin à oublier cette rencontre avec Julie pensa qu’ils finiraient de se rééquiper à Great Bend, où ils devraient arriver au plus tard le 14.
Mais vers trois heures moins le quart, dans l’après-midi du 12 juillet, il aperçut un éclair dans le rétroviseur monté sur la poignée gauche de son guidon. Il s’arrêta (Tom qui roulait à côté de lui en rêvassant lui passa sur le pied, mais Nick s’en rendit à peine compte) et regarda derrière lui. L’éclair venait du haut de la colline, juste derrière lui, comme une étoile en plein jour, comme du temps où il sillonnait le pays en auto-stop. C’était une vieille camionnette Chevrolet, une de ces bonnes vieilles boîtes à savon de Detroit.
Elle avançait lentement, zigzaguant d’un côté à l’autre de la route pour éviter les véhicules qui encombraient la chaussée.
Elle approchait. Tom gesticulait comme un fou, mais Nick restait figé sur place, la barre de son vélo entre ses deux cuisses, les jambes écartées. La camionnette s’arrêta à côté d’eux. Nick pensa qu’il allait voir apparaître le visage de Julie Lawry, son méchant sourire de triomphe. Elle braquerait sur eux l’arme avec laquelle elle avait essayé de les tuer et, à cette distance, elle ne risquait plus de les manquer. Rien de pire qu’une femme qu’on envoie balader.
Mais le visage qui apparut fut celui d’un homme dans la quarantaine, coiffé d’un chapeau de paille. Une grande plume était coincée sous le ruban de velours bleu du chapeau. Lorsque l’homme leur sourit, de fines pattes d’oie plissèrent la peau bronzée de son visage.
– Nom d’une pipe de nom d’une pipe, je suis bien content de vous voir, les gars ! Ah oui, bien content. Grimpez là-dedans, et voyons un peu par où qu’on s’en va.
Et c’est ainsi que Nick et Tom firent la connaissance de Ralph Brentner.